Montréal, le 19 avril 2019
Cher Le Corbusier,
Le sentiment d’oeuvrer en architecte n’est pas toujours à rechercher dans les bureaux d’architecture. Peut-on se sentir véritablement architecte sans avoir toujours envie ou besoin d’assembler des briques et du bois ? Peut-on sculpter le monde avec des mots et du papier ? J’ai pu suivre tes aventures dans l’Est à travers les descriptions de ton journal. On dit que c’est la découverte de l’Acropole qui t’a révélé ta vocation d’architecte. Cent ans après, à mon tour, je t’écris cette lettre pour te raconter mon parcours. C’est la littérature qui m’a menée à l’architecture. Mon voyage d’Orient, je l’ai fait dans le vaisseau de ma bibliothèque.
Tout a commencé, il y a une petite vingtaine d’années, par de nombreuses lectures. C’est le conte Barbe-Bleue de Charles Perreault, vois-tu, qui m’a fait découvrir les châteaux et leurs légendes parfois obscures. C’est Daniel Handler, sous le pseudonyme de Lemony Snicket, qui m’a donné une image mentale de l’architecture victorienne nord-américaine dans Les désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire quinze ans avant que je ne pose un pied sur le Nouveau Continent. Je n’ai plus jamais vu de la même manière le petit village français de Liré après avoir appris par coeur le poème de Joachim du Bellay, Heureux qui comme Ulysse, qui me revient, intact, dès que j’entends son nom. Ma maison d’enfance, perdue dans la campagne angevine, avait pour seule voisine un manoir nommé « Le Patys », dans lequel grandit Hervé Bazin ; les lieux lui inspirèrent son roman à succès, Vipère au poing – jamais cet édifice n’a pu être dissocié pour moi de l’histoire écrite de Brasse-Bouillon, et je le scrutais avec inquiétude à chaque fois que je passais à proximité, comme s’il demeurait hanté en permanence par la menace du personnage de sa mère autoritaire, surnommée Folcoche. Pour moi, toutes les forteresses d’Écosse sont des Poudlard potentiels, et je ne serais pas surprise en les visitant de voir leurs escaliers s’animer. J’ai savouré le récit d’un immeuble parisien au XXème siècle à travers La vie mode d’emploi de Georges Perec, mais j’aime davantage encore le Paris du XIXème décrit dans les nouvelles de Maupassant. J’ai commencé mes études à Versailles ; jamais je n’ai pu déambuler à travers le parc du Château sans y voir La Fontaine déclamer ses Fables. J’ai réalisé que les plus belles légendes des Cyclades n’auraient pas pu naître ailleurs que sur l’île d’Amorgos en contemplant la vue azure depuis une petite pièce au sommet d’un magnifique monastère, assise face à l’horizon avec un verre d’ouzo et des loukoums à la rose. Tu dois connaître cet endroit, si je ne me trompe pas, car on raconte que tu y es passé toi aussi. Certains affirment que la forteresse blanche et ses petites fenêtres percées t’inspireront plus tard nombre de tes projets – de la Villa Savoye à la Chapelle de Ronchamp. J’en suis à peu près certaine, quand j’y repense ; tu n’as pas pu le manquer, ce monastère – écris-moi si jamais j’ai tort sur toute la ligne. Quoi qu’il en soit, je ne peux visiter un bâtiment à Rome sans penser au mythe de sa fondation. Depuis que j’en ai appris l’histoire en classe de latin, les deux frères ennemis et la louve sont présents du Forum au Capitole, dans chaque pierre, dans chaque ruine, dans chaque rue et sur chaque place de ce tissu millénaire. Très jeune, c’est à reculons que je me suis approchée de la Bocca della Verita de l’Église Santa Maria, qui selon la légende tranche la main à tous ceux qui ne disent pas la vérité. Aujourd’hui, même le nom de ma rue à Montréal, l’avenue de Chateaubriand, me rappelle l’écrivain dont j’ai pu voir la maison en France - cet immense collage dans la Vallée-aux-Loups. Lui aussi a fait son Voyage en Amérique. C’est Italo Calvino, enfin, qui m’a dévoilé par le texte des villes jusqu’alors invisibles.
Je pourrais dire que mon Parthénon est fait non pas de pierres, mais de livres qui s’ajoutent un à un. S’il existe des yeux qui ne voient pas, je les ouvre très grands à mon tour en lisant, mes yeux de myope derrière mes lunettes qui me confèrent un air sérieux et doctoral. Dès mes premières années à l’école d’architecture, j’écrivais des textes de concours et des fictions pour des agences d’architecture. Tu l’auras remarqué, les lectures ont eu un rôle déterminant dans mon « enfance architecturale ». Elles m’ont appris que l’écriture se nourrit de maisons, de rues, de villes, de cités perdues, détruites ou rêvées, et que l’architecture trouve précisément son sens dans les histoires de l’humanité. La discipline architecturale est construite historiquement, strate par strate. Je ne t’apprends rien, la ville est un immense palimpseste : outre son inscription dans l’espace, elle est indissociable du temps.
En ce qui me concerne, il n’y a pas eu un seul et unique moment de vérité, mais ce sont bien ces instants de découverte de l’architecture par la lecture, mis bout-à-bout, qui m’ont révélé une vocation. J’ai voulu devenir architecte pour construire ce cadre que l’édification offre à la fiction. Pour que jamais ne cesse le récit qui réenchante le réel. La littérature m’a fait comprendre que l’on peut sculpter le monde par les mots, et les histoires qui s’y déroulent, réelles ou fantasmées, donnent du sens aux lieux les plus muets. J’en viens aujourd’hui à rédiger une thèse de doctorat sur le sujet, me questionnant sur la définition de l’écriture en architecture, qui relèverait peut-être de la littérature.
Le sujet est d’actualité : Notre-Dame a brûlé, il y a trois jours à peine. Tu n’en reviendrais pas ! Quelque chose me dit que tu aurais cherché à conserver ce monument inestimable, même dans tes plans les plus radicaux, tant il est ancré dans la vie de chacun. L’homme de lettres que tu es ne serait pas surpris, cependant, de voir que les flammes n’ont pas altéré la mémoire de Quasimodo, habitant éternel des toits de la cathédrale. Les chimères n’ont pas quitté les lieux durant l’incendie. Au contraire, l’histoire racontée par Victor Hugo est plus présente que jamais, en témoigne le nouveau succès que connaît son monument littéraire, Notre-Dame de Paris. Non, « ceci » ne tuera pas « cela » : le livre ne tuera pas l’édifice. À l’inverse, le livre de papier réinventera le livre de pierre.
Lucie Palombi